webMande
Histoire et Tradition Orale


Djibril Tamsir Niane
Soundjata ou l'épopée mandingue
Paris. Présence africaine. 1960. 212 pages


Previous Home Next

Les feuilles de baobab

A Mema, Soundjata apprit que Soumaoro avait envahi le Manding et que son frère, Dankaran Touman, était en fuite: il apprit aussi que Fakoli tenait tête au roi de Sosso. Cette année-là le royaume de Mema était en paix et le Kan-Koro-Sigui du roi avait beaucoup de loisirs; il allait comme toujours à la chasse; mais depuis que les nouvelles du Manding étaient arrivées, Soundjata était devenu sombre. Sogolon, devenue vieille, était malade, Manding Bory avait quinze ans ; c'était maintenant un adolescent plein de vie comme son frère et ami Soundjata ; les soeurs de Djata avaient grandi, Kolonkan était maintenant une grande jeune fille en âge d'être mariée. Maintenant que Sogolon était âgée c'était elle qui faisait la cuisine ; elle allait souvent au marché de la ville avec ses servantes.

Or un jour qu'elle était au marché, elle remarqua une femme qui offrait des nafiola et du gnougou, condiments ignorés des gens de Mema ; ceux-ci regardaient avec étonnement la femme qui les offrait; Kolankan approcha; elle reconnut les feuilles de baobab et beaucoup d'autres légumes que sa mère cultivait dans son potager à Niani.

— Des feuilles de baobab, murmura-t-elle ; du gnougou, je connais ça, dit-elle en en prenant.
— Comment les connaissez-vous, princesse, fit la femme ? Voici des jours que j'en offre sur le marché de Mema, personne n'en veut ici. — Mais je suis du Manding ; chez moi ma mère avait un potager et mon frère allait nous chercher des feuilles de baobab.
— Comment s'appelle ton frère, princesse ?
— Il s'appelle Sogolon Djata, le second s'appelle Manding Bory, j'ai une sœur aussi qui s'appelle Sogolon Djamarou.
Un homme s'était approché. Il parla ainsi à Sogolon Kolonkan :
— Princesse, nous aussi nous sommes du Manding, nous sommes marchands et nous allons de ville en ville ; moi j'offre des kolas, tenez, je vous en donne. Princesse, ta mère peut-elle nous recevoir aujourd'hui ?
— Mais certainement, elle sera contente de causer avec des gens qui viennent du Manding. Ne bougez pas d'ici, je vais lui en parler.
Kolonkan, sans se soucier du scandale qu'il y avait à voir la sœur du Kan-Koro-Sigui courir à travers le marché, avait noué sa longue robe autour de sa taille et courait à toutes jambes vers l'enceinte royale.
— N'na, dit-elle haletante en s'adressant à sa mère, j'ai trouvé au marché des feuilles de baobab, du gnougou et beaucoup d'autres choses, regarde. Ce sont des marchands du Manding qui l'offrent ; il voudraient te voir.
Sogolon prit dans sa main des feuilles de baobab et de gnougou, les approcha de son nez comme pour en aspirer tout le parfum ; elle ouvrit de grands yeux et regarda sa fille.
— Ils viennent du Manding, dis-tu ? Cours au marché leur dire que je les attends, cours, ma fille.
Sogolon resta seule ; elle tournait et retournait dans sa main les précieux condiments quand elle entendit Soundjata et Manding Bory revenant de la chasse.
— Salut, mère, nous sommes de retour, dit Manding Bory.
— Salut, mère, dit Soundjata, nous t'apportons du gibier.
— Entrez et asseyez-vous. Et elle leur tendit ce qu'elle tenait en main.
— Mais c'est du gnougou, dit Soundjata, où as-tu trouvé ça ? Les gens d'ici n'en cultivent guère.
— Oui, ce sont des marchands du Manding qui en offrent au marché. Kolankan est allée les chercher car ils veulent me voir. Nous allons avoir des nouvelles du Manding.

Mais bientôt Kolonkan apparut ; elle était suivie de quatre hommes et d'une femme ; aussitôt Sogolon reconnut les notables de la cour de son mari. Les salutations commencèrent. On se salua avec tout le raffinement qu'exige la courtoisie du Manding. Enfin Sogolon dit :
— Voici mes enfants ; ils ont grandi loin du pays natal, maintenant parlez-nous du Manding. Les voyageurs se consultèrent rapidement des yeux, puis Mandjan Bérété, le frère de Sassouma prit la parole en ces termes :

« Je rends grâce à Dieu le Tout-Puissant puisque nous voilà devant Sogolon et ses enfants ; je rends grâce à Dieu car notre voyage n'aura pas été inutile. Voici deux mois que nous sommes partis du Manding ; nous allions de ville royale en ville royale, nous nous présentions comme des marchands; sur les marchés, Magnouma offrait des légumes du Manding : dans ces pays de l'est les gens ignorent ces légumes ; mais à Mema notre plan s'est révélé juste : la personne qui a acheté du gnougou a pu nous renseigner sur votre sort et cette personne, pour comble de bonheur, se trouvait être Sogolon Kolonkan. — Je vous apporte des nouvelles bien tristes, hélas ! c'est ma mission : Soumaoro Kanté, le puissant roi de Sosso a jeté la mort et la désolation sur le Manding ; le roi Dankaran Touman s'est enfui, le Manding est sans maître ; mais la guerre n'est pas terminée, les hommes courageux sont dans la brousse et livrent une guerre inlassable à l'ennemi ; Fakoli Koroma, le neveu du roi de Sosso mène un combat sans merci contre son oncle incestueux qui lui a ravi sa femme. Nous avons interrogé les génies et ils nous ont répondu que seul le fils de Sogolon pouvait délivrer le Manding : le Manding est sauvé puisque nous t'avons trouve, Soundjata. Maghan Soundjata, je te salue, roi du Manding, le trône de tes pères t'attend. Quel que soit le rang que tu occupes ici, quitte tous ces honneurs et viens délivrer ta patrie, les braves t'attendent, viens restaurer l'autorité légale au Manding ; les mères en larmes ne prient que par ton nom, les rois rassemblés t'attendent, ton nom seul leur inspire confiance. Fils de Sogolon, ton heure est venue, les paroles du vieux Gnankouman Doua vont se réaliser car tu es le géant qui terrassera le géant Soumaoro. »
Après ces paroles un silence profond régna dans la chambre de Sogolon ; celle-ci, les yeux baissés, restait muette ; Kolonkan et Manding Bory avaient les yeux fixés sur Soundjata.
— C'est bien, fit celui-ci. Le temps n'est plus aux paroles ; je vais demander mon congé au roi, nous retournerons aussitôt. Manding Bory, occupe-toi des envoyés du Manding. Le roi rentrera ce soir, et dès demain nous nous mettrons en route.

Soundjata se leva et tous les envoyés se levèrent et Djata sortit. Il était déjà roi.

Le roi rentra à Mema à la nuit tombante. Il était allé passer la journée dans une de ses résidences des environs. Le Kan-Koro-Sigui n'était pas à la réception du roi, personne ne sut où il se trouvait. Il rentra à la nuit ; avant d'aller se coucher il alla voir Sogolon ; elle avait la fièvre et tremblait sous ses couvertures. D'une voix faible elle souhaita bonne nuit à son fils. Quand Soundjata fut seul dans sa chambre, il se tourna vers l'est et parla ainsi :
—Dieu Tout-Puissant, le temps de l'action est arrivé. Si je dois réussir dans la reconquête du Manding, Tout-Puissant, faites que j'enterre ma mère en paix ici. Puis il se coucha.

Le matin, Sogolon Kedjou, la femme-buffle, rendit l'âme et toute la cour de Mema fut en deuil, car la mère de Kan-Koro-Sigui était morte. Soundjata vint trouver le roi qui lui présenta ses condoléances; il dit au roi :
— Roi, tu m'as donné l'hospitalité à ta cour quand j'étais sans abri. Sous tes ordres, j'ai fait mes premières armes. Je ne saurais te remercier de tant de bonté. Cependant ma mère est morte ; mais je suis maintenant un homme et je dois retourner au Manding revendiquer le royaume de mes pères. Roi, je te rends les pouvoirs que tu m'as confiés, je demande mon congé : toutefois, avant de partir, permets que j'enterre ici ma pauvre mère.

Ces paroles déplurent au roi. Jamais il n'avait cru que le fils de Sogolon pourrait le quitter. Qu'allait-il chercher au Manding ? A Mema ne vivait-il pas heureux et respecté de tous ? N'était-il pas déjà l'héritier du trône de Mema? Quel ingrat, pensait le roi, un fils d'autrui est toujours un fils d'autrui.
— Ingrat, dit le roi, puisqu'il en est ainsi va-t'en, sors de mon royaume, mais tu emporteras les restes de ta mère, tu ne l'enterreras pas dans Mema.
Après une pause il reprit :
—Ou bien, puisque tu tiens à enterrer ta mère, tu me paieras le prix de la terre où elle reposera.
— Je paierai plus tard, répondit Soundjata ; je paierai quand je serai au Manding.
— Non, maintenant, ou bien tu emporteras le corps de ta mère.
Alors le fils de Sogolon se leva et sortit. Il revint au bout de quelques instants, apporta au roi un panier rempli de débris de poterie, de plumes de pintades, de plumes de perdreaux et de morceaux de paille. Il dit :
— Eh bien, roi, voici le prix de la terre.
— Tu te moques, Soundjata, prends ton panier d'ordures, ce n'est pas là le prix de la terre. Qu'est-ce que cela veut dire ?
Alors un vieil arabe qui était conseiller du roi dit :
— Roi, donne à ce jeune homme la terre où doit reposer sa mère. Ce qu'il t'apporte a une signification : si tu refuses la terre, il te fera la guerre. Ces pots cassés et ces pailles signifient qu'il détruira ta ville ; on ne la reconnaîtra qu'aux débris de pots cassés ; il en fera des ruines où perdreaux et pintades viendront s'ébrouer. Donne-lui la terre car s'il reconquiert son royaume, il te ménagera, ta famille et la sienne seront à jamais des alliées.

Le roi comprit. Il donna la terre et Sogolon reçut les derniers honneurs dans toute la pompe royale.


[ Home | Pays | Histoire | Société | Etats | Culture | Bibliothèque | Recherche ]


Contact:
webMande, membre webGuinée, webAfriqa © 1997-2002 Afriq*Access, Inc.