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Histoire


Geneviève Désiré-Vuillemin
Kango Moussa, Empereur du Mali

Agrégée de l'Université. Docteur ès-Lettres - Institut Pédagogique National. Paris. N° 2. 1963. 25 p.


Kango Moussa
1312-1337

Kango Moussa fut le prince le plus célèbre et le plus puissant de l'Empire du Mali, qui, sous son règne, atteignit son apogée (première moitié du XIVe siècle).
Les nombreux récits laissés par les voyageurs arabes, par l'auteur du Tarikh El Fettach qui recueillit les traditions soudanaises du XVIIe siècle, nous permettent de nous faire une idée du grand empereur de Mali et de son rayonnement.

Sur son aspect physique

Nous savons peu de choses : quelques lignes de Maqrizi, écrites d'ailleurs un siècle après les événements relatés.

“En cette année 724, arriva en Egypte le sultan Musa ben Abou Bekr, souverain du Tekrur, se rendant au pèlerinage de la maison sainte d'Allah et à la visite du tombeau de son prophète, spécialement honoré et vénéré. C'était un homme jeune de couleur brune, de figure agréable et de belle tournure, instruit en le rite malékite. Il se montrait au milieu de ses compagnons, magnifiquement vêtu et monté. On rapporte que son empire a une étendue de trois années de marche, et qu'il a sous son pouvoir quatorze subordonnés, tant rois que gouverneurs.”

Le témoignage d'Al Omari

En revanche Al Omari, contemporain de Kango Moussa, donne explicitement le nom des principaux états qui formaient l'empire du Mali.

“Le souverain de ce pays est celui que les gens de Misr connaissent sous le nom à roi du Tekrur 1 ; mais quand il s'entend appeler ainsi, il en est froissé, car le Tekrur n'est que l'une des régions des peuples de son empire. Le titre qu'il préfère est celui de souverain du Mali, qui est la région la plus étendue de ses Etats ; c'est le nom par lequel il est le plus connu. Il est le plus important des rois nègres musulmans ; son pays est le plus vaste, son armée la plus nombreuse ; il est le plus puissant, le plus riche, le plus fortuné, le plus redoutable à ses ennemis, le plus capable de répandre autour de lui les bienfaits.
Son royaume se compose des territoires de Gana, Zagun, Tirakka, Tekrur, Sanagana, Bambugu, Zarquatabana, Darmura, Zaga, Karoba, Baraguri, Gaegao. Les habitants de Gaogao sont des tribus de Yarten. La région du Mali est celle où se trouve la résidence du Roi, la ville de Nyéni, et d'où dépendent toutes les autres régions, elle porte d'ailleurs le nom officiel de Mali, parce que c'est la capitale des régions de ce royaume, qui renferment aussi des villes, des villages et des centres de population et qui sont au nombre de quatorze.
Le sultan de ce royaume a dans son obéissance le pays du “désert de l'or natif” d'où on lui apporte l'or chaque année ; les habitants de ce pays sont des païens sauvages.
Sur toute l'étendue du royaume de ce souverain, nul ne porte le titre de Roi que le souverain de Ghana, qui n'est plus pourtant que le lieutenant du souverain malgré son titre de roi.
Au Nord du pays de Mali, des tribus de Berbères blancs vivent sous la domination de ce souverain ; ce sont les Antasar, les Yantar'râs, les Meddûsa et les Lemtûna. Ils ont des Cheikhs qui les gouvernent, sauf les Antasar sur qui règne une dynastie indigène, sous la suzeraineté du souverain du Mali. Celui-ci commande aussi à des populations païennes ; certaines sont anthropophages ; quelques-unes se sont converties à l'Islam ; d'autres ont persévéré dans leurs moeurs ; on l'a dit déjà en son lieu et place 2.”

Un coup d'oeil sur la carte permet de voir que l'empire du Mali s'étendait de l'Atlantique à l'Adrar des Iforas, du Tagant au Nord de la Guinée. Il comprenait les vallées du Haut et Moyen Niger, du Moyen Sénégal (le Tekrour) régions de cultures, les salines d'Awhl et surtout les mines d'or du Bambouk et du Bouré. Il avait placé sous sa suzeraineté l'ancien royaume de Ghana.
Lui échappaient les berbères nomades de l'ouest : les Sanhadja Lemtoum et ceux de l'est : les Touareg ; et aussi le bloc Mossi, irréductiblement animiste et fidèle à ses princes, les Nabas.
Le prince du Mali tenait donc les vallées aux cultures nourricières, les régions d'élevage et de chasse, et surtout les “ports” : Ghana, Mali, Gao, Dienné, Oualata où aboutissaient les pistes sahariennes au long desquelles circulaient les caravanes qui apportaient d'Afrique du Nord et du Moyen Orient, voire d'Europe, les tissus précieux, les armes bien travaillées, les fruits secs, les tapis, le sel, les objets ouvragés, les chevaux, et qui remportaient les plumes d'autruches, l'ivoire et surtout les esclaves (recherchés par les seigneurs d'Afrique du Nord et du Moyen Orient) et l'or.
Mali, grand centre d'échange entre l'Afrique noire et l'Afrique blanche, pris au XIVe siècle la relève de Ghana et d'Aoudaghost ; son Empereur est le prince le plus riche d'Afrique, le Soudan passe pour le pays de l'Eldorado.

La cour du Mali.

Le chef de l'Empire vit au centre d'une cour, régie par une sévère étiquette. Le Roi ou “Mansa” sait récompenser ses fidèles et punir les fortes têtes : son bourreau ne le quitte pas. Le cérémonial d'une audience royale est des plus imposants.

Des séances que le Sultan tient dans sa Coupole

“Le sultan a une coupole élevée dont la porte se trouve à l'intérieur de son palais, et où il s'assied fréquemment. Elle est pourvue, du côté du lieu des audiences, de trois fenêtres voûtées en bois, recouvertes de plaques d'argent, et au-dessous de celles-ci, de trois autres, garnies de lames d'or, ou bien de vermeil. Ces fenêtres ont des rideaux en laine, qu'on lève le jour de la séance du sultan dans la coupole ; on connaît ainsi que le souverain doit venir en cet endroit. Quand il y est assis, on fait sortir du grillage de l'une des croisées, un cordon de soie auquel est attaché un mouchoir à raies, fabriqué en Egypte ; ce que le public voyant, on bat des tambours et l'on joue des cors.”
“De la porte du château sortent environ trois cents esclaves, ayant à la main, les uns des arcs, les autres de petites lances et des boucliers. Ceux-ci se tiennent debout, à droite et à gauche du lieu des audiences; ceux-là s'asseyent de la même manière. On amène deux chevaux sellés, bridés, et accompagnés de deux béliers 3. Ces gens prétendent que les derniers seront utiles contre le mauvais oeil. Dès que le sultan a pris place, trois de ses esclaves sortent à la hâte et appellent son lieutenant, Kandjâ Moûça. Les férâris 4, ou les commandants, arrivent; il en est ainsi du prédicateur, des jurisconsultes, qui tous s'asseyent devant les porteurs d'armes ou écuyers, à droite et à gauche de la salle d'audience. L'interprète Doûghâ se tient debout à la porte; il a sur lui des vêtements superbes en zerdkhêneh, ou étoffe de soie fine, etc..., son turban est orné de franges que ces gens savent arranger admirablement. Il a à son cou un sabre dont le fourreau est en or ; à ses pieds sont des bottes et des éperons ; personne, excepté lui, ne porte des bottes ce jour-là. Il tient à la main deux lances courtes, dont l'une est en argent, l'autre en or, et leurs pointes sont en fer.”
“Les militaires, les gouverneurs, les pages ou eunuques, les Messoûfites, etc... sont assis à l'extérieur du lieu des audiences, dans une rue longue, vaste et pourvue d'arbres. Chaque commandant a devant lui ses hommes, avec leurs lances, leurs arcs, leurs tambours, leurs cors (ceux-ci sont faits d'ivoire, ou de défenses d'éléphants) ; enfin avec leurs instruments de musique, fabriqués au moyen de roseau et à courges, que l'on frappe avec des baguettes et qui rendent un son agréable. Chacun ès commandants a son carquois suspendu entre les épaules, il tient son arc à la main et monte un cheval, ses soldats sont les uns à pied, les autres à cheval. Dans l'intérieur à la salle d'audience, et sous les croisées, se voit un homme debout ; quiconque désire parler au sultan s'adresse d'abord à Doûghâ ; celui-ci parle audit personnage qui se tient debout, et ce dernier, au souverain.”

Des séances qu'il tient dans le lieu des audiences

“Quelquefois le sultan tient des séances dans le lieu des audiences; il y a dans cet endroit une estrade, située sous un arbre, pourvue de trois gradins et que l'on appelle le “penpi”. On la recouvre de soie, on la garnit de coussins, au-dessus, on élève le parasol, qui ressemble à un dôme de soie, et au sommet duquel se voit un oiseau d'or, grand comme un épervier. Le sultan sort par une porte pratiquée dans un angle du château; il tient son arc à la main, et a son carquois sur le dos. Sur sa tête est une calotte d'or, fixée par une bandelette, également en or, dont les extrémités sont effilées à la manière des couteaux, et longues de plus d'un empan. Il est le plus souvent revêtu d'une tunique rouge et velue, faite avec ces tissus de fabrique européenne nommés mothanfas, ou étoffe velue 5.”
“Devant le sultan sortent les chanteurs, tenant à la main des kanâbir (instruments dont le nom au singulier est sans doute konbard, qui signifie alouette) d'or et d'argent; derrière lui sont environ trois cents esclaves armés. Le souverain marche doucement; il avance avec une grande lenteur, et s'arrête même de temps en temps ; arrivé au “penpi”, il cesse de marcher et regarde les assistants. Ensuite il monte lentement sur l'estrade, comme le prédicateur monte dans sa chaire ; dès qu'il est assis, on bat des tambours, on donne du cor et on sonne des trompettes. Trois esclaves sortent alors en courant, ils appellent le lieutenant du souverain ainsi que les commandants, qui entrent et s'asseyent. On fait avancer les deux chevaux et les deux béliers; Doûghâ se tient debout à la porte, et tout le public se place dans la rue, sous les arbres 6.”

De la manière dont les nègres s'humilient devant leur Roi, dont ils se couvrent de poussière par respect pour lui, et de quelques autres particularités de cette Nation

“Les nègres sont, de tous les peuples, celui qui montre le plus de soumission pour son roi, et qui s'humilie le plus devant lui. Ils ont l'habitude de jurer par son nom en disant : “Mensa Soleiman Kî.” Lorsque ce souverain, étant assis dans la coupole ci-dessus mentionnée, appelle quelque nègre, celui-ci commence par quitter ses vêtements ; puis il met sur lui des habits usés ; il ôte son turban et couvre sa tête d'une calotte sale. Il entre alors, portant ses habits et ses caleçons levés jusqu'à mi-jambes ; il s'avance avec humilité et soumission ; il frappe fortement la terre avec ses deux coudes. Ensuite, il se tient dans la position de l'homme qui se prosterne en faisant sa prière ; il écoute ainsi ce que dit le sultan. Quand un nègre, après avoir parlé au souverain, en reçoit une réponse, il se dépouille des vêtements qu'il portait sur lui ; il jette de la poussière sur sa tête et sur son dos, absolument comme le pratique avec de l'eau celui qui fait ses ablutions. Je m'étonnais, en voyant une telle chose, que la poussière n'aveuglât point ces gens 7.”
“Lorsque dans son audience le souverain tient un discours, tous les assistants ôtent leurs turbans et écoutent en silence. Il arrive quelquefois que l'un d'eux se lève, qu'il se place devant le sultan, rappelle les actions qu'il a accomplies à son service et dise : “Tel jour, j'ai fait une telle chose, tel jour j'ai tué tel homme” ; les personnes qui en sont informées confirment la véracité des faits. Or cela se pratique de la façon suivante : celui qui veut porter ce témoignage tire à lui et tend la corde de son arc, puis la lâche subitement, comme il ferait s'il voulait lancer une flèche. Si le sultan répond au personnage qui a parlé : “Tu as dit vrai”, ou bien : “Je te remercie”, celui-ci se dépouille de ses vêtements et se couvre de poussière ; c'est là de l'éducation chez les nègres, c'est là de l'étiquette.”
“Ibn Djozay ajoute : “J'ai su du secrétaire d'état, de l'écrivain de la marque, ou formule impériale, le jurisconsulte Aboûl Kâcim, fils de Rodhouân (que Dieu le rende puissant !), que le pèlerin Moûça Alouandjarâty s'étant présenté à la cour de notre maître Aboû l'Hâçan (que Dieu soit content de lui !), en qualité d'ambassadeur de Mensa Soleïmân, quand il se rendait à l'illustre endroit des audiences, il se faisait accompagner par quelqu'un de sa suite, qui portait un panier rempli de poussière. Toutes les fois que notre maître lui tenait quelques propos gracieux, il se couvrait de poussière, suivant ce qu' “il avait l'habitude de faire dans son pays 8.”
“Quand le souverain de ce royaume revient de voyage, un homme à cheval porte au-dessus de sa tête le parasol ; un étendard flotte sur sa tête. On fait résonner devant lui les tambours, les guitares et les trompettes faites de cornes de leur pays qui sont préparées avec beaucoup d'art.
Les couleurs de ce sultan, dit Ibn Amir Hajib, sont jaune sur fond rouge. Quand il est à cheval, on fait flotter sur sa tête les étendards royaux qui sont de très grands drapeaux. Le cérémonial pour quiconque se présente devant le Roi ou en a reçu un bienfait consiste à découvrir le devant de sa tête, et de sa main droite frapper dans la direction du sol, le tambour d'hommage, à peu près comme le font les Tatars. Quand cet acte d'humilité ne suffit pas, il se roule à terre devant lui. J'ai vu cela devant moi, de mes yeux, dit Ibn Hajib.
Ce sultan, suivant le même personnage, a pour coutume de ne jamais manger en présence de l'un de ses gens, quel qu'il soit ; il mange toujours seul, en son particulier 9.”

Comme on peut en juger par ces passages, le souverain du Mali était craint et respecté, sa cour connaissait un faste qui aurait fait envie à bien des princes européens.

L'Empereur Kango Moussa.

Mansa Moussa ou Kango Moussa, malgré son pouvoir absolu, n'a rien d'un tyran. Il a grand souci de la justice et sa force ne s'abat que sur les fauteurs de troubles.

“Il est dans leurs usages que quand revient auprès du Roi un personnage qu'il a chargé d'un travail ou d'une affaire importante, il l'interroge sur tout ce qui lui est arrivé depuis son départ jusqu'à son retour, et cela en grand détail. Les plaintes et les appels à la justice parviennent jusqu'au souverain, qui les examine lui-même. En général, il n'écrit rien ; mais ses ordres sont, la plupart du temps, donnés de vive voix. Il a des cadis, des secrétaires, des bureaux 10.”

Il n'est point farouchement isolé dans sa gloire, mais se laisse approcher par des étrangers. Il leur parle familièrement de ses affaires. Mais sous une forme allégorique, poétique et imprécise, très africaine.

Il a hérité le pouvoir de son prédécesseur. Al Omari tient d'Ibn Amir Hajib, qui avait reçu directement des confidences de Mansa Moussa lorsque celui-ci était passé au Caire, allant en pèlerinage, que son prédécesseur, Aboubakari II voulait parvenir à l'extrémité de la Mer environnante 11. Il fit équiper 200 pirogues pour entreprendre ce voyage d'exploration. Le chef de l'expédition revint longtemps après, avec l'équipage d'une seule pirogue pour dire que tout le reste avait été englouti sous ses yeux dans un courant violent.

“Mais le sultan ne voulut point le croire. Il équipa deux mille vaisseaux, mille pour lui et les hommes qui l'accompagneraient, et mille pour l'eau et les vivres. Il me conféra le pouvoir et partit avec ses compagnons sur l'Océan ; ce fut la dernière fois que nous le vîmes, lui et les autres ; et je restais maître absolu de l'empire 12.”

Le pouvoir suprême, au Mali semble donc se transmettre de père en fils. Il ne semble pas que l'aîné soit obligatoirement l'héritier : une désignation du Roi paraît nécessaire, car le Roi régnant a généralement une nombreuse descendance de ses épouses et de ses concubines, et tous ses fils ne sont pas appelés à régner, la noblesse de la famille maternelle comptant parmi les atouts majeurs pour prétendre à la royauté.

Remarquons l'empreinte de l'Islam : au Mali, avec Kango Moussa, prince pieux, l'Islam est en progrès et c'est la succession en ligne patrilinéaire qui s'établit alors que selon la vieille tradition africaine, le pouvoir se transmettait d'oncle à neveu maternel : le successeur du prince de Ghana n'était pas son fils, mais le fils de sa soeur.

Au Mali, la succession est en ligne patrilinéaire mais la famille maternelle te beaucoup ; dans la légende de Soundiata, sa mère et sa soeur jouent un rôle important; et Kango Moussa accole à son nom le nom de sa mère.

Son pèlerinage à la Mecque d'ailleurs fut fait, selon le Tarikh el Fettach, au XVIIe siècle, soit trois siècles après, en expiation du meurtre involontaire de sa mère.

“Quant à Kango, c'était une femme indigène, bien que certains disent qu'elle était d'origine arabe. Le motif qui détermina Kankan-Moussâ à se rendre en pèlerinage la Mecque m'a été raconté de la façon suivante par le tâleb Mohammed Kouma lui fasse (Dieu lui fasse miséricorde!), qui possédait à fond les traditions relatives aux anciens.
Le Malli-koï Kankan-Moussâ, m'a-t-il dit, qui avait fait périr involontairement sa mère Nâna-Kankan, conçut plus tard de cet homicide une grande douleur et un remords ; redoutant alors le châtiment de sa faute, il consacra de grandes sommes d'argent en aumônes et résolut de jeûner le reste de ses jours.
Un des ulémas 13 de son époque, auquel il demandait comment il pourrait faire obtenir le pardon de cet horrible crime, lui répondit : “Je suis d'avis que tu recherches un refuge auprès de l'Envoyé de Dieu (Dieu répande sur lui ses bénédictions et lui accorde le salut !), que tu te hâtes d'aller vers lui, que tu te places sous sa protection et que tu le pries d'intercéder en ta faveur auprès de Dieu, et alors Dieu acceptera son intercession. Tel est mon avis 14.”
La relation d'Al Omari, contemporaine du grand Empereur, se contente de du pèlerinage du roi du Mali à la Mekke
“Il quitta son royaume, en y laissant pour lieutenant son fils Mohammed, et il se mit en route, vers Allah et vers son prophète. Il accomplit les rites du pèlerinage, il visita le tombeau du prophète (sur lui soit le salut !) et il retourna dans son pays avec l'intention d'abdiquer en faveur de son fils, de lui laisser tout le pouvoir et de dans la Mekke, la vénérable, pour y habiter en voisin du sanctuaire. Mais il fut atteint par sa fin (qu'Allah très haut l'ait en sa miséricorde !) 15

On voit qu'il investit du pouvoir un de ses fils. Un autre trait, rapporté par Omari qui le tient d'un témoin oculaire, nous montre la piété profonde de Kango Moussa.
Le sultan Musa, dit Ibn Amir Hajib, durant son séjour au Caire, soit avant de se rendre au noble Hijaz, soit en en revenant, avait la même attitude de piété et de direction vers Allah, si bien qu'il semblait être devant lui à force de chercher sa présence. Tous ceux qui l'accompagnaient l'imitaient en cela, de même pour la beauté de leurs vêtements, leur bonne tenue et leur réserve. Il fut noble et généreux, faisant largement l'aumône et le bien.
Selon une autre coutume, quand l'un des habitants de ce royaume a élevé une jolie fille, il l'amène au Roi de ce royaume servante à coucher ; et celui-ci en use sans mariage, comme nous usons d'une esclave, et cela bien qu'ils fassent une profession d'Islam et qu'ils prétendent suivre la doctrine malékite, et bien que le sultan Musa, ajoute Ibn Amir, Hajih, soit pieux et observe strictement la prière, la récitation du Coran et la mention du nom d'Allah. Je lui dis un jour que cela ne se faisait point et n'était permis à un musulman ni par la lettre, ni l'esprit de la loi. “Pas même aux Rois ? me dit-il. Pas même aux Rois, répondis-je ; demande aux savants ! Par Allah ! dit-il, je ne savais pas cela ; voilà qui est fait ; j'y renonce complètement.” J'ai bien vu, ajoute Ibn Amir Hajib, que le sultan Musa aimait la vertu et les gens vertueux 16.”
A côté de cette esquisse si juste de l'attitude d'un croyant, l'histoire du meurtre accidentel relaté par le Tarikh el Fettach semble bien une enluminure destinée, à “embellir” la vérité !

Richesse de l'Empereur du Mali.

De même la magnificence du roi du Mali. Incontestablement, le pèlerinage du Roi du Mali a laissé un souvenir émerveillé en Egypte, et dans tout le Orient. L'or du Soudan dépensé en achat ou répandu en aumônes fit baisser au Caire le cours du métal jaune pour plusieurs années.

“Il était sorti de son pays avec cent charges d'or qu'il dépensa au cours de son pèlerinage, soit parmi les tribus qu'il traversa de son pays au Caire, soit au Caire même, soit entre le Caire et le noble Hijaz à l'aller et au retour; si bien que n'ayant plus d'argent lors de son retour au Caire, il dut emprunter aux marchands sous sa caution. Ceux-ci réalisèrent des gains considérables, à tel point que pour trois cents dinars ils eurent sept cents dinars de gain. Il leur en envoya plus tard le montant avec large poids.”
“Lors de mon premier voyage au Caire et du séjour que j'y fis, j'entendis parler de la venue du sultan Musa et de son pèlerinage, et je trouvai les habitants du Caire tout ardents à raconter les larges dépenses qu'ils avaient vu faire à ces gens. J'interrogeai l'émir Abu-FAbbas Ahmed Ben Abi-I Haki, le Mehmendar, qui me raconta quelle noble allure avait ce sultan, quelle dignité et quelle loyauté. «Quand je sortis me dit-il, pour aller à sa rencontre au nom du sultan magnifique el Malik en Nasir il me fit le plus excellent accueil et il me traita avec la politesse la plus exquise. Mais il ne s'entretint avec moi qu'au moyen d'un interprète bien qu'il sût parler parfaitement la langue arabe 17. Il fit porter au trésor impérial de nombreuses charges d'or non travaillé et autre. Je lui suggérai de monter au palais et de se rencontrer avec le sultan. Mais il refusa et s'en défendit en disant : “Je suis venu pour faire le pèlerinage, pas pour autre chose, et je ne peux mêler mon pèlerinage à rien d'autre.”
“Il fit acheter des vivres abondants pour sa suite et pour ceux qui l'accompagnaient. Il établit sur les chemins des postes pour l'alimentation des bêtes et il donna aux émirs du pèlerinage l'ordre écrit d'avoir pour lui attentions et respect. Quand il revint, ce fut moi qui allai à sa rencontre et qui veillai à son installation ; il continua à recevoir du prince vivres et cadeaux. En remerciements, le sultan noir lui envoya des cadeaux du noble Hijaz ; le prince les reçut favorablement, lui envoyant en échange des vêtements d'honneur complets pour lui et pour ses compagnons, des cadeaux et dons consistant en soie alexandrine, et en divers objets magnifiques. Ensuite, il retourna dans son pays.”
“Cet homme ajouta le Mehmendar, a répandu sur le Caire, les flots de sa générosité ; il n'a laissé personne, officier de la cour ou titulaire d'une fonction sultanienne quelconque, qui n'ait reçu de lui une somme en or. Les gens du Caire ont gagné sur lui et sur son entourage, tant par achat et vente que par don et prise, des sommes incalculables. Ils répandirent si bien l'or au Caire qu'ils en abaissèrent le taux et qu'ils en avilirent le cours 18.”

Et bien entendu, les marchands égyptiens profitent de la richesse du “Sultan noir” pour majorer scandaleusement leurs prix.

“Des négociants de Misr et du Caire m'ont compté les gains et les bénéfices qu'ils réalisèrent sur ces gens-là. Quelqu'un d'entre eux achetait une chemise, ou un haïk, ou un izar, ou toute autre chose, et la payait cinq dinars, quand elle ne valait pas un dinar. Ils étaient d'une simplicité d'âme et d'une confiance qui rendaient possible à leur détriment tout ce que l'on tentait contre eux : ils accueillaient et croyaient tout ce qu'on leur disait. Mais leurs dispositions à l'égard des gens du Caire se gâtèrent complètement quand ils s'aperçurent que ceux-ci les trompaient dans chacune de leurs paroles et qu'ils dépassaient vraiment la mesure en fixant le prix des vivres et des marchandises qu'ils leur vendaient. Ils en sont arrivés aujourd'hui à ce point que s'ils voient le plus grand des princes de la science et de la foi, et qu'on leur dise qu'il est du Caire, ils le houspilleront et ils auront de lui une opinion défavorable, en souvenir des mauvais procédés que ses compatriotes ont eus envers eux 19.”

Le Tarikh el Fettach surenchérit : Kango Moussa était accompagné de 60.000 personnes dont son épouse préférée Inari Konté ; cette dernière se plaignit un soir d'être éloignée du Niger où elle aimait à se baigner. Pendant toute la nuit, les serviteurs creusèrent un fossé “long de 1000 pas, profond de 3 hauteurs d'hommes” le revêtirent de pierres et de branches qu'ils enduisaient enfin de beurre de karité. Il y vidèrent les outres et Inari Konté, suivie de ses servantes, put s'ébattre dans l'eau... 20

D'où venait l'or que Kango Moussa répandit tout le long de son pèlerinage ?

Du Bambouk (Haute vallée de la Falémé) et du Bouré (Haute vallée du Niger). Abn l'Hassan Ali, fils du Gouverneur du Caire, osa le demander à l'Empereur du Mali lorsque ce dernier séjourna dans la ville. AI Omari rapporte encore les paroles d'Abn l'Hassan Ali qui reçut les confidences de Kango Moussa.

“Il observe une trêve (perpétuelle) à l'égard des gens qui cultivent l'or, et qui et en échange lui paient tribut. Je lui demandai, continua Abu-l'Hassan Ali, ce qu'étaient ces plantes de l'or. Il me dit qu'on en trouvait deux espèces, l'une apparaît au printemps et pousse dans le désert à la suite des pluies, elle a des feuillages qui ressemblent à celles du najil et ses racines sont l'or natif. L'autre espèce se rencontre toute l'année, en des points connus, sur les rives du Nil 21. On y creuse des trous : on y trouve les racines d'or sous forme de pierres ou de graviers et on les recueille. L'une et l'autre sont ce qu'on appelle l'or natif ; la première est cependant d'un meilleur titre et d'une valeur supérieure. Le sultan Musa m'a raconté qu'il avait un droit exclusif sur l'or et qu'il le recueillait comme un tribut, sauf ce que les habitants du pays lui prennent, ce qui est vol.”
“J'ajoute ici ce que dit Ed Dukkali, à savoir qu'une certaine quantité en est donnée en cadeau, et ils en recueillent par les ventes qu'ils font; mais ils n'en ont point du tout dans leur pays. Ce renseignement d'Ed Dukkali est à préférer.
Ibn Amir Hâjib ajouta que le sultan lui avait envoyé cinq cents mitqal d'or comme souvenir. Il me dit encore qu'au pays de Tekrûr, les transactions se font au moyen de cauries : les marchands, dont les cauries sont la principale importation, tirent de ce commerce un profit considérable. Ici finissent les renseignements d'Ibn Amir Hajib 22.”

La réponse du souverain noir est bien dans le style africain : poétique, allégorique, véridique, et insaisissable pour les non initiés.
Les deux espèces d'or, les deux “plantes d'or”, correspondent, la première à l'or apporté dans les alluvions des fleuves, avec la crue qui suit les pluies, l'autre à l'or qu'on trouve en profondeur, parmi graviers et alluvions anciennes. Le Roi du Mali et son entourage semblent fort riches ; le Roi dispose de l'or en pépites, il en distribue à ceux qu'il veut honorer ou récompenser.

“Les plus vaillants cavaliers portent des bracelets d'or. Ceux qui montrent de nouvelles preuves de leur vaillance portent en outre des colliers d'or ; après d'autres exploits, ils portent en outre des anneaux de pied en or ; et chaque fois qu'ils accomplissent un acte de vaillance, le Roi les revêt de pantalons larges, et à chaque exploit nouveau, ils augmentent la largeur de leurs pantalons. La forme de ces pantalons est la suivante ; étroits des jambes et larges de fente. Le costume du Roi se distingue en ceci qu'il lui pend devant lui un bout de turban et que ses pantalons sont en vingt morceaux : nul autre que lui n'oserait en porter de semblables 23.
Les officiers de ce roi, ses soldats et sa garde reçoivent des dotations foncières et des gratifications. Parmi les plus grands d'entre eux, il en est pour lesquels la somme totale qu'ils touchent chaque année du Roi s'élève à cinquante mille mitqal d'or, outre que le Roi leur fournit les chevaux et les vêtements. Tout son souci est de leur donner de beaux habits et de faire de ses cités des capitales 24.”

Mais le pays est-il riche ?
On y pratique une économie de subsistance : cultures de plantes vivrières (mil, founi, riz). On y fabrique l'huile de karité, on y élève des poulets, des chèvres et des moutons autour des cases, des boeufs dans la brousse. C'est encore ainsi. Les récipients sont des courges et c'est encore ainsi.

“Le voyageur, dans ces contrées, n'a pas besoin de se charger de provisions de bouche, de mets, de ducats, ni de drachmes, il doit porter avec lui des morceaux de sel gemme, des ornements ou colifichets de verre, que l'on appelle nazhm, ou rangée, et quelques substances aromatiques. Parmi ces dernières, les indigènes préfèrent le girofle, la résine mastic et le tàçarghant ; celui-ci est leur principal parfum. Lorsque le voyageur arrive dans un village, les négresses sortent avec du millet, du lait aigre, des poulets, de la farine de lotus, ou rhamnus nabeca, du riz, du foûni, qui ressemble aux graines de moutarde, et avec lequel on prépare le coscoçou, ainsi qu'une sorte de bouillie épaisse, enfin de la farine de haricots. Le voyageur peut leur acheter ce qu'il désire d'entre toutes ces choses. Il faut pourtant remarquer que le riz est nuisible aux Blancs qui en font usage ; le foûni est meilleur 25.”

Les marchés ont lieu dans les villages et les villes, on y pratique le troc. Les “monnaies” intérieures sont les cauris, le sel, les aromates, les perles de verre. L'or n'intéresse que les marchands étrangers : commerçants magrébins qui font parvenir jusqu'au Soudan tissus d'Afrique du Nord, d'Orient et d'Europe, armes ouvragées, chevaux. Il est évident que les acheteurs de pareilles denrées ne sont que le Roi et les gens de son entourage : le petit peuple vit de ses productions et s'habille de pagnes de coton cultivé et tissé sur place. S'il ne connaît pas l'opulence, il ne semble pas malheureux et surtout, il goûte la paix. Une paix profonde, longue — les guerres de Soundiata sont oubliées — ; une sécurité merveilleuse permet aux marchands de circuler sans risque. Le Roi est assez puissant et assez bien obéi pour que les simples larcins soient rares : le voleur encourt la peine de mort. Ibn Batouta, l'infatigable voyageur, fait l'éloge de la paix et de la sécurité qui régnait au Soudan, de l'hospitalité et de la gentillesse de ses habitants.

“Lorsque je fus décidé à entreprendre le voyage de Mâlli, ville qui est à la distance de vingt-quatre jours de marche d'Iouâlaten pour celui qui voyage avec célérité, je louai un guide de la tribu de Messoûfah. Il n'y a, en effet, nul besoin de voyager en nombreuse compagnie sur ce chemin, car il est très sûr. Je me mis en route avec trois de mes compagnons 26.”

Parmi les belles qualités de cette population, nous citerons les suivantes:

Voici maintenant quelques-unes des actions blâmables de cette population :

Religion, Morale, Adaptation de l'Islam dans le milieu

A nos yeux, les reproches du pudibond Ibn Batouta, semblent bien peu de chose ! A côté du détail anecdotique, il convient de remarquer les progrès de l'islamisme. Le texte d'Al Omari nous montre la profonde piété de Mansa Moussa ; son entourage, les nobles sont islamisés et le détail du vêtement le prouve : “Le pantalon d'honneur” est un séroual. Mais le menu peuple reste encore imprégné d'animisme sous le règne de Suleiman; les hommes de l'aristocratie font régulièrement la prière, le vendredi est le jour de fête, les garçons apprennent le Koran. Mais les femmes sont à peine vêtues. L'islam s'étend au moins en surface, sinon en profondeur.

La description de la fête de la rupture du jeûne et de la fête des sacrifices, fêtes islamiques par excellence s'accompagnent de réjouissances traditionnellement africaines : chants, danses, tam-tam.

Comment le souverain fait la prière les jours de fête et célèbre les solennités religieuses

“Je me trouvais à Mâlli pendant la fête des sacrifices et celle de la rupture du jeûne. Les habitants se rendirent à la vaste place de la prière, ou oratoire, située dans le voisinage du château du sultan; ils étaient recouverts de beaux habits blancs. Le sultan sortit à cheval, portant sur sa tête le thalléçan, ou sorte de chaperon. Les nègres ne font usage de cette coiffure qu'à l'occasion des fêtes religieuses, excepté pourtant le juge, le prédicateur et les légistes qui la portent constamment. Ces personnages précédaient le souverain le jour de fête, et ils disaient, ou fredonnaient :
“Il n'y a point d'autre Dieu qu'Allâh ! Dieu est tout puissant !” Devant le monarque je voyaient des drapeaux de soie rouge. On avait dressé une tente près de l'oratoire, où le sultan entra et se prépara pour la cérémonie ; puis il se rendit à l'oratoire ; on fit la prière et l'on prononça le sermon. Le prédicateur descendit de sa chaire; il s'assit devant le souverain et parla longuement. Il y avait là un homme qui tenait la lance à la main et qui expliquait à l'assistance, dans son langage, le discours du prédicateur. C'étaient des admonitions, des avertissements, des éloges pour le souverain, une invitation à lui obéir avec persévérance et à observer le respect qui lui était dû 29.
“Les jours des deux fêtes (la rupture du jeûne et la solennité des sacrifices). Le sultan s'assied sur le penpi aussitôt qu'est accomplie la prière de l'après-midi. Les écuyers arrivent avec des armes magnifiques ; ce sont des carquois d'or et d'argent, des sabres embellis par des ornements d'or et dont les fourreaux sont faits de ce métal précieux, des lances d'or et d'argent, et des massues ou masses d'armes de cristal. A côté du sultan se tiennent debout quatre émirs, qui chassent les mouches ; ils ont à la main un ornement, ou bijou d'argent, qui ressemble à l'étrier de la selle. Les commandants, les juges et le prédicateur s'asseyant, selon l'usage. Doughâ, l'interprète, vient en compagnie de ses épouses légitimes, au nombre de quatre, et des concubines, ou femmes esclaves, qui sont environ une centaine. Elles portent de jolies robes, elles sont coiffées de bandeaux d'or et d'argent, garnis de pommes de ces deux métaux. »
“On prépare pour Doûghâ un fauteuil élevé, sur lequel il s'assied; il touche un instrument de musique fait avec des roseaux et pourvu de grelots à sa partie inférieure. Il chante une poésie à l'éloge du souverain, où il est question de ses entreprises guerrières, de ses exploits, de ses hauts faits. Ses épouses et ses femmes esclaves chantent avec lui et jouent avec des arcs. Elles sont accompagnées par à peu près trente garçons, esclaves de Doûghâ, qui sont revêtus de tuniques de drap rouge et coiffés de calottes blanches ; chacun d'eux porte au cou et bat son tambour. Ensuite viennent les enfants, ou jeunes gens, les disciples de Doûghâ ; ils jouent, sautent en l'air, font la roue à la façon des natifs du Sind. Ils ont pour ces exercices une taille élégante et une agilité admirable : avec des sabres, ils escriment aussi d'une manière fort jolie.”
“Doûghâ, à son tour, joue avec le sabre d'une façon étonnante, et c'est à moment-là que le souverain ordonne de lui faire un beau présent. On apporte bourse renfermant deux cents mithkâls, ou deux cents fois une drachme et demie de poudre d'or, et l'on dit à Doûghâ ce qu'elle contient, en présence de tout le monde. Alors les commandants se lèvent, et ils bandent leurs arcs, comme un signe de remerciement pour le monarque. Le lendemain chacun d'eux, suivant ses moyens, fait à Doûghâ un cadeau. Tous les vendredis, une fois la prière de l'après-midi Doûghâ répète exactement les cérémonies que nous venons de raconter 30.”

Leur description conviendrait aujourd'hui encore à celle d'une actuelle “Korité” et d'une “Tabaski”. Dans les rues des villes, comme Dakar, Saint-Louis, Bamako comme dans la brousse, hommes et femmes circulent, parés vêtements neufs et de bijoux.
Sur le fond de roulement des tam-tam, on entend s'élever la voix des haute koras et s'égrener les notes d'or liquide des balafons. Jour de liesse, où les et les acrobaties des griots doivent leur attirer la pluie des largesses !
Ainsi la vieille Afrique assimile ce qui lui est étranger et le marque de son empreinte originale.
Au cours de son pèlerinage à la Mecque, Kango Moussa avait beaucoup vu, beaucoup admiré, en particulier les villes et leurs mosquées. Il rencontra à la Mecque un poète et architecte espagnol, musulman de bonne mine, qu'il invita dans ses Etats pour y déployer ses talents. Abou Ishac Es Saheli lui éleva me mosquée et une salle d'audience dans sa capitale ce qui remplit de joie le souverain du Mali.

“Reprenons le récit d'El Mâmer Ibn Khâdîdja :
“Nous l'accompagnâmes jusqu'à la capitale de son royaume, et comme il voulait construire une salle d'audience, il décida qu'elle serait solidement bâtie et revêtue de plâtre ; car de tels édifices étaient encore inconnus dans son pays. Abou Ishac Toueidjen, homme très habile en plusieurs métiers, se chargea de remplir la volonté du Roi et bâtit une salle carrée, surmontée d'une coupole. Dans cette construction, il déploya toutes les ressources de son génie ; et, l'ayant enduite de plâtre et ornée d'arabesques en couleurs éclatantes, il en fit un admirable monument. Comme l'architecture était inconnue dans ce pays, le sultan en fut charmé, et donna à Toueidjen douze mille mithcals de poudre d'or comme témoignage de sa satisfaction. Ajoutez à cela la haute faveur du prince, une place éminente à la cour et de beaux cadeaux de temps à autre 31.”

Le Mali et les autres Etats.

Il ne manquait plus rien à la gloire du prince soudanais : riche, puissant, pieux, pacifique, auréolé du prestige du pèlerin, du savant et du mécène, il traitait de pair à égal avec les princes du Maroc et avec ceux d'Egypte. Et jusque dans ce lointain Occident devait parvenir le nom de Mali : Rabelais le cite dans son “Pantagruel”.

“Le sultan Mençà-Mouça entretenait des relations amicales avec le sultan mérinide Abou-L'-Hacen, et les deux monarques s'envoyaient des présents par l'entremise de leurs grands officiers. Le sultan maghrebin fit même apprêter un choix des plus beaux produits de son royaume en confia à Ali-Ibn-Ghanem, émir des Mâkil, le soin de porter ce cadeau vraiment royal du sultan des Noirs. Une députation, composée des premiers personnages de l'empire, accompagna Ibn Ghanem. La magnificence de cette offrande fut le sujet de toutes les conversations, ainsi que nous le dirons ailleurs. Les successeurs de ces deux monarques héritèrent des mêmes sentiments de bienveillance mutuelle.
Mença-Mouça régna vingt-cinq ans. A sa mort, le gouvernement du Mali passa à son fils Mença-Magha. Le mot Magha est équivalent de Mohamed.
En l'an 762 (1360-1), il envoya un présent à Abousalem, fils d'Abou-l'Hacen et sultan du Maghreb. On y remarquera surtout une girafe (zérafa), animal d'une taille colossale et presque inconnu au Maghreb. Pendant longtemps ce quadrupède fit le sujet de toutes les conversations, à cause de sa forme extraordinaire dans laquelle on vit réunis les caractères et qualités de plusieurs animaux de différentes espèces 32.”

Malheureusement pour lui, l'Empire du Mali devait péricliter après Kango Moussa. Ses successeurs en effet n'eurent ni sa sagesse, ni son intelligence ; grisés par leur pouvoir qu'ils croyaient sans limites et par leurs richesses qu'ils pensaient inépuisables, ils accumulèrent les erreurs, les injustices, les folies.
Leurs représentants dans les diverses provinces en profitèrent pour s'émanciper ; leurs voisins pour secouer le joug, comme le prince de Gao. Les jeunes princes emmenés en otages s'enfuirent du Mali et regagnèrent Gao après la mort de Kango Moussa.
Un de leurs successeurs, le terrible Sonni Ali (1464-1492) démantela la puissance du Mali. Son successeur, l'Askia Mohamed, sembla ressusciter la puissance, la gloire, la fortune et l'auréole de sainteté de Kango-Moussa, mais au profit d'un nouvel Empire, celui de Gao, qui englobait l'ancien empire du Mali.
En 1520, l'empire de Gao était au faite de sa gloire, mais en 1591 il s'écroulait sous les coups des mercenaires du Pacha Djouder. Une longue agonie commençait pour le Soudan. Les princes de Mali, les Keita, rentraient dans l'ombre. Leur capitale fut le village de Kangaba. Si les griots traditionnalistes ont gardé et exalté les illustres souverains de la famille, on recherche aujourd'hui remplacement de la célèbre Mali. Où était Mali ? Peut-être près de Kangaba, peut-être à Niani, sûrement dans la pointe du confluent Niger-Sankarani. Sans doute y eut-il plusieurs Mali, bâties sur des emplacements voisins.
Mais le matériau utilisé, l'argile séchée ou “banco”.. laisse peu de trace. Les descriptions d'Al Omari et d'Ibn Batouta, les chants des griots évoquent une ville active, puissante, haute en couleur et en odeur, comme toute ville-marché d'Afrique. Peut-être ne faut-il pas trop se plaindre qu'elle ait disparu, et qu'il n'en subsiste qu'un beau souvenir.
Le nom de Tombouctou a fait rêver. Mais après un voyage plein de fatigues et de dangers, René Caillé ne put retenir un cri de déception : vue de près la ville active, carrefour du Soudan et du Désert, des Noirs et des Blancs, environnée d'un nimbe de poussière dorée, n'était qu'un amas terne de maisons de boue séchée !

Notes
1. Tekrur : nom donné par les géographes arabes aux pays des Noirs islamisés du Sénégal — parfois étendu abusivement.
2. Al Omari.
3. Les chevaux harnachés signifient que le roi est toujours prêt à entrer en campagne ; les deux béliers écartent le “mauvais oeil”.
4. Férâri = hauts fonctionnaires qui représentent le roi dans les provinces. On les appelle aussi: “gouverneurs”.
5. Preuve que le commerce avec l'Europe était assez régulier.
6. Ibn Batouta.
7. Le cérémonial, particulier aux princes africains, étonne beaucoup les visiteurs étrangers. Il a survécu dans le “poussi-poussi” exécuté par les sujets du Maro-Naba, prince des Mossis.
8. Ibn Batouta.
9. Al Omari.
10. Al Omari.
11. L'Atlantique.
12. Al Omari.
13. Uléma = docteur de l'Islam.
14. Tarikh el Fettach.
15. Al Omari.
16. Al Omari.
17. Encore un usage de la cour des princes africains. L'étiquette exige un interprète entre le Roi et ses interlocuteurs. On ne s'adresse pas directement à lui.
18. Al Omari.
19. Al Omari.
20. D'après le Tarikh el Fettach.
21. Il s'agit en réalité du Niger. Les auteurs anciens ont cru que le Nil avait plusieurs bras, un qui aboutissait au Nord, en Méditerranée, d'autres qui se jetaient dans “la mer environnante” à l'Ouest.
Pourtant, ils auraient dû remarquer que le Niger coule vers l'Est.
22. Al Omari. Les cauries sont des coquillages blancs, importés de l'Océan Indien. Ils jouaient le rôle de monnaie pour les échanges chez les Noirs.
23. C'est le séroual.
24. Al Omari. 1 mitqal représente un poids d'environ 4 g. d'or.
25. Ibn Batouta.
26. Ibn Batouta, t. IV. Ioualaten, c'est-à-dire Oualata, au S.E. de la Mauritanie d'aujourd'hui
27. Ibn Batouta, idem.
28. Ibn Batouta. Par “charognes” il faut entendre “viande d'animaux non rituellement égorgés”.
29. Si le prédicateur — un uléma — parle en arabe, le menu peuple, ou même les citadins le comprennent pas ; l'interprète traduit en langue vernaculaire.
30. Ibn Batouta.
31. Ibn-Kkaldoun, id. le mithcal représente 4,2 à 4,3 grammes d'or ; 12 000 mithcals = plus de 20 kg d'or. Cela représente une somme coquette.
32. Ibn Khaldoun. "Histoire des Berbères". Tome II

Textes cités