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Histoire et Tradition Orale


Djibril Tamsir Niane
Soundjata ou l'épopée mandingue
Paris. Présence africaine. 1960. 212 pages


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L'exil

Mais Sogolon était une mère prudente. Elle savait tout ce que pouvait faire Sassouma pour nuire à sa famille; un soir, après que les enfants eurent mangé, elle les réunit et dit à Soundjata "
— « Partons d'ici, mon fils; Manding Bory et Diamarou sont vulnérables; ils ne sont pas dans les secrets de la nuit; ils ne sont pas sorciers. Désespérant de t'atteindre, Sassouma dirigera ses coups sur ton frère ou sur ta soeur. Partons d'ici, tu reviendras plus tard, quand tu seras grand, pour régner, car c'est au Manding que ton destin doit s'accomplir. »
C'était le parti de la sagesse : Manding Bory, le fils de la troisième femme de Nare Maghan, Namandjé, n'avait aucun don de sorcellerie. Soundjata l'aimait beaucoup ; depuis la mort de
Namandjé l'enfant avait été recueilli par Sogolon. Soundjata avait trouvé en son demi frère un grand ami. On ne choisit pas ses parents, mais on peut choisir ses amis. Manding Bory et Soundjata étaient de véritables amis et c'est pour sauver son frère que Djata accepta l'exil.
Balla Fasséké, le griot de Djata, prépara minutieusement le départ. Mais Sassouma Bérété surveillait Sogolon et sa famille. Un matin, le roi Dankaran Touman réunit le conseil. Il annonça son intention d'envoyer une ambassade au puissant roi de Sosso, Soumaoro Kanté; pour une mission aussi délicate il avait pensé à Balla Fasséké, le fils de Doua, griot de son père. Le conseil approuva la décision du roi, l'ambassade fut constituée et Balla Fasséké en fut le chef.
C'était une manière très habile d'enlever à Soundjata le griot que son père lui avait donné. Djata était à la chasse et quand il revint le soir, Sogolon Kedjou lui apprit la nouvelle. L'ambassade était partie le matin même. Soundjata entra dans une colère épouvantable.
— Quoi ! m'enlever le griot que mon père m'a donné ! Non, il me rendra mon griot.
— Arrête, dit Sogolon, laisse faire. C'est Sassouma qui agit ainsi, mais elle ne sait pas qu'elle obéit à un ordre supérieur.
— Viens avec moi, dit Soundjata à son frère Manding Bory.
Et les deux princes sortirent. Djata bouscula les gardes de la maison de Dankaran Touman, il était tellement en colère qu'il ne put articuler un mot. C'est Manding Bory qui parla :
— Frère Dankaran Touman, tu nous as enlevé notre part d'héritage. Chaque prince a eu son griot. Tu as enlevé Balla Fasséké, il n'était pas à toi ; mais où qu'il soit, Balla sera toujours le griot de Djata. Et puisque tu ne veux plus nous sentir auprès de toi, nous quitterons le Manding et nous irons loin d'ici.
— Mais je reviendrai, ajouta avec force le fils de Sogolon. Je reviendrai, tu m'entends ?
— Tu sais que tu pars, répondit le roi, mais tu ne sais si tu reviendras.
— Je reviendrai, tu m'entends, reprit Djata. Le ton était catégorique. Un frisson parcourut tout le corps du roi, Dankaran Touman tremblait de tous ses membres ; les deux princes sortirent; la reine-mère alertée accourut, elle trouva son fils effondré.
— Mère, il part, mais il dit qu'il reviendra. Mais pourquoi part-il ; je veux lui rendre son griot, moi ; pourquoi part-il ?
— Oui, il restera puisque tu le veux. Mais alors cède-lui le trône, toi qui trembles devant les menaces d'un enfant de dix ans. Cède-lui ta place puisque tu ne peux pas régner. Moi je vais retourner au village de mes parents, je ne pourrai pas vivre sous la tyrannie du fils de Sogolon. J'irai finir mes jours auprès de mes parents et je dirai que j'ai eu un fils qui a peur de régner.
Sassouma se lamenta si bien que Dankaran Touman se découvrit soudain une âme de fer; maintenant il voulait la mort de ses frères; eh bien qu'ils partent ! tant pis, et qu'il ne les rencontre plus sur son chemin ! Il régnera. Seul. Car le pouvoir ne souffre pas de partage.

Ainsi Sogolon et ses enfants ont connu l'exil.
Pauvres de nous ! Nous croyons nuire à notre prochain alors que nous travaillons dans le sens même du destin.
Notre action n'est pas nous, car elle nous est commandée.

Sassouma Bérété s'est cru victorieuse, car Sogolon et ses enfants ont fui le Manding ! Leurs pieds ont labouré la poussière des chemins. Ils ont subi les injures que connaissent ceux qui partent de leur patrie ; des portes se sont fermées devant eux ; des rois les ont chassés de leur cour.
Mais tout cela était dans le grand destin de Diata. Sept années sont passées, sept hivernages se sont succédé et l'oubli est entré dans l'esprit des hommes, mais le temps, d'un pas égal, a marché : les lunes ont succédé aux lunes dans le même ciel ; les fleuves dans leur lit ont continué leur course interminable.

Sept années sont passées et Soundjata a grandi. Son corps est devenu vigoureux, les malheurs ont donné la sagesse à son esprit. Il est devenu un homme ; Sogolon a senti le poids de l'âge et de la bosse s'accentuer sur ses épaules tandis que Diata, tel un jeune arbre, s'élançait vers le ciel.
Partis de Niani, Sogolon et ses enfants s'étaient arrêtés à Diedeba chez le roi Mansa Konkon le grand sorcier; Djedeba était une ville sur le Djoliba à deux jours de Niani le roi les reçut avec un peu de méfiance. Mais partout l'étranger a droit à l'hospitalité, Sogolon et ses enfants furent logés dans l'enceinte même du roi et pendant deux mois Soundjata et Manding Bory se mêlèrent aux jeux des enfants du roi ; une nuit que les enfants jouaient aux osselets devant le palais, au clair de lune, la fille du roi, qui n'avait que douze ans, dit à Manding Bory
— Tu sais que mon père est un grand sorcier.
— Ah oui ? fit l'innocent Manding Bory.
— Oui, comment, tu ne le savais pas? Eh bien sa puissance réside dans le jeu de wori
— Tu sais jouer au wori 1.
— Mon frère lui, est un grand sorcier.
— Sans doute, il n'égale pas mon Père.
— Mais comment ? Ton père joue-t-il au wori
A ce moment Sogolon appela ses enfants car la lune venait de se coucher.
— Maman nous appelle, dit Soundjata qui se tenait à l'écart, viens Manding Bory. Si je ne me trompe, tu aimes la fille de Mansa Konkon
— Oui frère, mais sache que pour conduire une vache à l'étable il suffit de prendre le veau.
— Certes, la vache suivra le ravisseur. Mais de la prudence, si la vache est furieuse, tant pis pour le ravisseur.
Les deux frères rentrèrent en se renvoyant les proverbes. La sagesse des hommes est contenue dans les proverbes et quand les enfants manient les proverbes, c'est signe qu'ils ont profité du voisinage des adultes.

Ce matin-là Soundjata et Manding Bory ne sortirent pas de l'enceinte royale ; ils jouèrent avec les enfants du roi sous l'arbre de la réunion.
Au début de l'après-midi Mansa Konkon fit mander le fils de Sogolon dans son palais.
Le roi habitait dans un véritable labyrinthe; après plusieurs détours à travers les couloirs obscurs, un serviteur laissa Djata dans une salle faiblement éclairée. Il regarda autour de lui, mais il n'avait pas peur. La peur entre dans le cœur de celui qui ignore son destin. Soundjata savait qu'il marchait vers un grand destin, il ne savait pas ce que c'était que la peur. Quand ses yeux se furent habitués à la demi-obscurité, Soundjata vit le roi assis à contre-jour sur une grande peau de boeuf, il vit accrochées aux murs de magnifiques armes et il s'exclama :
— Quelles belles armes tu as, Mansa Konkon !
Et saisissant un sabre, il se mit à escrimer tout seul contre un ennemi imaginaire. Le roi, étonné, regardait l'enfant extraordinaire.
— Tu m'as fait mander, fit celui-ci, je suis là.
Il raccrocha le sabre.
— Assieds-toi, dit le roi. Chez moi j'ai l'habitude d'inviter à jouer mes hôtes, nous allons donc jouer, nous allons jouer au wori. Mais j'ai des conditions peu communes : si je gagne — et je gagnerai — je te tue.
— Et si c'est moi qui gagne? fit Djata sans se désemparer.
— Dans ce cas je te donnerai tout ce que tu me demanderas. Mais sache que je gagne toujours.
— Si je gagne je ne te demande que ce sabre fit Djata en montrant l'arme qu'il avait maniée
— D'accord, fit le roi. Tu es sûr de toi hein !
Il tira le bois où étaient creusés les trous du wori, il mit quatre cailloux dans chacun des trous.
Je commence, fit le roi, et prenant les quatre cailloux d'un trou il les distribua en scandant ces mots :

« I don don, don don Kokodji.
Wori est l'invention d'un chasseur.
I don don, don don Kokodji.
Je suis imbattable à ce jeu.
Je m'appelle « roi-exterminateur ».

Et Soundjata prenant les cailloux d'un trou enchaîna :

I don don, don don Kokodji.
Autrefois l'hôte était sacré.
I don don, don don Kokodji.
Mais l'or est d'hier.
Moi je suis d'avant-hier.

Quelqu'un m'a trahi, rugit le roi Mansa Konkon, quelqu'un m'a trahi.
— Non roi, n'accuse personne, dit l'enfant.
— Alors ?
— Voici bientôt trois lunes que je vis chez toi, jamais tu ne m'avais proposé de jouer au wori. Dieu est la langue de l'hôte. Mes paroles ne traduisent que la vérité car je suis ton hôte.
La vérité c'est que la reine-mère de Niani avait envoyé de l'or à Mansa Konkon pour qu'il supprime Soundjata : « l'or est d'hier » et Soundjata était antérieur à l'or, à la cour du roi. La vérité, c'est que la fille du roi avait révélé le secret à Manding Bory.
Le roi, confus, dit alors
— Tu as gagné, mais tu n'auras pas ce que tu as demandé et je te chasse de ma ville.
— Merci pour l'hospitalité de deux mois, mais je reviendrai, Mansa Konkon.

De nouveau Sogolon et ses enfants prirent la route de l'exil. Ils s'éloignèrent du fleuve et se dirigèrent vers l'ouest, ils allaient demander l'hospitalité au roi de Tabon dans le pays qu'on appelle aujourd'hui Fouta Djallon ; cette région était alors habitée par les Kamara forgerons et les Djallonkés. Tabon était une ville imprenable, retranchée derrière les montagnes, le roi était depuis longtemps allié de la cour de Niani ; son fils Fran Kamara avait été un des compagnons de, Soundjata. Après le départ de Sogolon, les princes-compagnons de Djata avaient été renvoyés dans leur famille respective.
Mais le roi de Tabon était déjà vieux et il ne voulait pas se brouiller avec celui qui régnait à Niani. Il accueillit Sogolon avec bonté et lui conseilla d'aller le plus loin possible; il lui proposa la cour de Wagadou dont il connaissait le roi. Justement une caravane de marchands partait pour Wagadou 2; le vieux roi recommanda Sogolon et ses enfants aux marchands, il retarda même le départ de quelques jours pour permettre à la mère de se remettre un peu de ses fatigues.

C'est avec joie que Soundjata et Manding Bory avaient retrouvé Fran Kamara. Celui-ci, non sans orgueil, leur fit visiter les forteresses de Tabon ; il leur fit admirer la gigantesque porte de fer, les arsenaux du roi. Fran Kamara était très heureux de recevoir Soundjata chez lui ; il fut très peiné lorsqu'arriva le jour fatal, le jour du départ; la veille il avait offert une partie de chasse aux princes du Manding et les jeunes avaient parlé dans la brousse comme des hommes.
— Quand je reviendrai au Manding, avait dit Soundjata, je passerai te prendre à Tabon, nous irons ensemble à Niani.
— D'ici là nous aurons grandi, avait ajouté Manding Bory.
— J'aurai à moi toute l'armée de Tabon, avait dit Fran Kamara. Les forgerons et les Djallonkés sont d'excellents guerriers, déjà j'assiste au rassemblement des hommes en armes que mon père organise une fois l'an.
— Je te ferai grand général, nous parcourrons beaucoup de pays, nous serons les plus forts. Les rois trembleront devant nous comme la femme tremble devant l'homme.
Ainsi avait parlé le fils de Sogolon.

Les exilés reprirent les chemins, Tabon était très loin de Wagadou ; les marchands furent bons avec Sogolon et ses enfants ; le roi avait fourni les montures. La caravane se dirigeait vers le nord, laissant le pays de Kita à droite.
En route les marchands racontèrent aux princes beaucoup d'événements du passé; Mari-Djata fut particulièrement intéressé par les récits se rapportant au grand roi du jour, Soumaoro Kanté. C'était chez lui, à Sosso, que Balla Fasséké était parti en ambassade. Djata apprit que Soumaoro était le roi le plus puissant et le plus riche, même le roi de Wagadou lui payait tribut; il était aussi d'une très grande cruauté.
Le pays de Wagadou est un pays sec où l'eau manque; autrefois les Cissé de Wagadou étaient les princes les plus puissants; ils descendaient de Djoulou Kara Naïni, le roi de l'or et de l'argent ; mais depuis que les Cissé avaient rompu le pacte ancestral 3 leur pouvoir n'avait cessé de décroître.
A l'époque de Soundjata les descendants de Djoulou Kara Naïni payaient tribut au roi de Sosso ! Après plusieurs jours de marche la caravane arriva devant Wagadou ; les marchands montrèrent à Sogolon et à ses enfants la grande forêt de Wagadou où habitait le grand serpent Bida; la ville était entourée d'énormes murailles assez mal entretenues; les voyageurs remarquèrent qu'il y avait beaucoup de commerçants blancs à Wagadou, on voyait autour de la ville beaucoup de campements ; les chameaux, en laisse, erraient partout alentour.
Wagadou était le pays des Sarakhoulé, les gens ici ne parlaient pas la langue du Manding, cependant il y avait beaucoup de personnes qui la comprenaient car les Sarakhoulé voyagent beaucoup, ce sont de grands commerçants ; leurs caravanes d'ânes lourdement chargés venaient en chaque saison sèche jusqu'à Niani; ils s'établissaient derrière la ville et les habitants sortaient faire des échanges.
Les marchands se dirigèrent vers la porte monumentale de la ville ; le chef de la caravane parla aux gardes, et l'un d'eux fit signe de le suivre à Soundjata et à sa famille, qui entrèrent dans la ville des Cissé. Les maisons en terrasses n'avaient pas de toit de paille, cela changeait complètement avec les villes du Manding ; il y avait aussi beaucoup de mosquées dans cette ville, cela n'avait rien d'étonnant pour Soundjata car il savait que les Cissé étaient aussi de grands marabouts ; à Niani il n'y avait qu'une mosquée.
Les voyageurs remarquèrent que les vestibules étaient incorporés aux maisons ; au Manding, le vestibule ou « bolon » était une construction indépendante. Comme c'était le soir tout le monde se dirigeait vers les mosquées ; les voyageurs ne comprenaient rien aux propos que les passants échangeaient en les voyant se diriger vers le Palais.
Le palais du roi de Wagadou était une construction imposante ; les murs étaient très hauts l'on eut dit que c'était une habitation pour des génies et non pour des hommes. Sogolon et ses enfants furent reçus par le frère du roi, qui comprenait le Maninka.
Le roi était à la prière, son frère installa les voyageurs dans une immense pièce; on leur porta de l'eau pour qu'ils se désaltérassent. Après la prière le roi rentra dans son palais et reçut les étrangers. Son frère servit d'interprète.
— Le roi salue les étrangers.
— Nous saluons le roi de Wagadou, fit Sogolon.
— Les étrangers sont entrés en paix à Wagadou, que la paix reste sur eux dans notre ville.
Amen.
Le roi donne la parole aux étrangers.
— Nous sommes du Manding, commença Sogolon, le père de mes enfants était le roi Mare Maghan qui, il y a quelques années, avait envoyé une ambassade d'amitié à Wagadou. Mon mari est mort, mais le conseil n'a pas respecté ses voeux et mon fils aîné (elle montra Soundjata) fut écarté du trône. On lui a préféré le fils de ma co-épouse. J'ai connu l'exil, la haine de ma co-épouse m'a chassé de toutes les villes ; avec mes enfants j'ai marché sur tous les chemins. Je viens aujourd'hui demander asile aux Cissé de Wagadou.
Il y eut quelques instants de silence; pendant le discours de Sogolon, le roi et son frère n'avaient pas quitté Soundjata des yeux un seul instant. Tout autre enfant de onze ans eut été troublé par des yeux d'adultes, mais Soundjata, lui, garda son calme, il regardait tranquillement les riches décorations de la salle de réception du roi : les riches tapis, les beaux cimeterres accrochés aux murs et les riches vêtements des courtisans.
Au grand étonnement de Sogolon et de ses enfants le roi parla aussi dans la langue même du Manding.
— Jamais un étranger n'a pris notre hospitalité en défaut ; ma cour est votre cour, mon palais est le vôtre. Vous êtes chez vous ; de Niani à Wagadou, considérez que vous n'avez fait que changer de chambre. L'amitié qui unit le Manding et le Wagadou remonte à une époque très éloignée, les anciens et les griots le savent, ceux du Manding sont nos cousins.
Et s'adressant à Soundjata le roi dit d'un ton familier :
— Approche, cousin, comment t'appelles-tu ?
— Je m'appelle Mari-Djata, je m'appelle aussi Maghan, mais plus communément on m'appelle Sogolon-Djata. Mon frère, lui, s'appelle Manding-Boukari, la plus jeune de mes sœurs s'appelle Djamarou, l'autre Sogolon-Kolonkan.
— En voilà un qui fera un grand roi, il n'oublie personne.
Voyant que Sogolon était très fatiguée, le roi dit :
— Frère, occupe-toi de nos hôtes ; que Sogolon et ses enfants soient royalement traités ; que dès demain les princes du Manding prennent place parmi nos enfants.

Sogolon se remit assez rapidement de ses fatigues. Elle fut traitée comme une reine à la cour du roi Soumala Cissé. On habilla les enfants à la mode de ceux de Wagadou ; Soundjata et Manding Bory eurent de magnifiques blouses longues brodées ; on les entourait de tant de soins que Manding Bory en était gêné, mais Soundjata trouvait tout naturel qu'on le traitât ainsi. La modestie est le partage de l'homme moyen ; les hommes supérieurs ne connaissent pas l'humilité ; Soundjata devint même exigeant, et plus il était exigeant, plus les serviteurs tremblaient devant lui. Il fut très apprécié par le roi, qui dit un jour à son frère :
— Si un jour il a un royaume, tout lui obéira car il sait commander.
Cependant Sogolon ne trouva pas une paix plus durable à la cour de Wagadou qu'à la cour de Djedeba ou de Tabon ; elle tomba malade au bout d'un an.
Le roi Soumala Cissé décida d'envoyer Sogolon et les siens à Mema à la cour de son cousin Tounkara. Mema était la capitale d'un grand royaume sur le Djoliba, après le pays de Do ; le roi rassura Sogolon sur l'accueil qu'on lui ferait. Sans doute l'air qui souffle du fleuve pourrait redonner la santé à Sogolon.
Les enfants eurent de la peine à quitter Wagadou, ils s'étaient fait beaucoup, d'amis mais le destin était ailleurs, il fallait partir.
Le roi Soumala Cissé confia les voyageurs à des commerçants qui allaient à Mema. C'était une grande caravane ; le voyage se fit à dos de chameaux; depuis longtemps les enfants s'étaient familiarisés avec ces animaux inconnus au Manding. Le roi avait présenté Sogolon et ses enfants comme des membres de sa famille, aussi furent-ils traités avec beaucoup d'égards par les marchands. Toujours avide de connaître, Soundjata posa beaucoup de questions aux caravaniers. C'étaient des gens très instruits ; ils racontèrent beaucoup de choses à Soundjata ; on lui parla des pays au-delà de Wagadou, le pays des Arabes, le Hedjaz, berceau de l'Islam et berceau des ancêtres de Djata, car Bilali Bounama le fidèle serviteur du prophète, venait du Hedjaz ; il apprit beaucoup de choses sur Djoulou Kara Naïni ; mais c'est avec terreur que les marchands parlaient de Soumaoro, le roi sorcier, le pillard qui enlevait tout aux marchands quand il était de mauvaise humeur.
Un courrier parti plus tôt de Wagadou avait annoncé l'arrivée de Sogolon à Mema; une grande escorte fut envoyée au devant des voyageurs. Devant Mema il y eut une véritable réception ; les archers et les lanciers formaient une double haie ; les marchands n'eurent que plus de considérations pour leurs compagnons de voyage. Chose étonnante, le roi était absent : c'était sa sœur qui avait organisé cette grande réception : tout Moma était à la porte de la ville ; on eut dit que c'était, le retour du roi ; ici beaucoup de personnes parlaient malinké et Sogolon et ses enfants purent comprendre l'étonnement des gens qui se disaient :
— Mais d'où viennent-ils ? Qui sont-ils ?
La sœur du roi reçut Sogolon et ses enfants dans le Palais. Elle parlait très bien le maninkakan. Elle parla à Sogolon comme si elle la connaissait depuis longtemps ; elle logea Sogolon dans une aile du palais. Comme à son habitude Soundjata s'imposa très vite aux jeunes princes de Mema; en quelques jours il connut tous les coins et recoins de l'enceinte royale.
L'air de Mema, du fleuve, fit beaucoup de bien à la santé de Sogolon; elle fut encore plus touchée par l'amitié de la sœur du roi. Celle-ci s'appelait Massiran.
Massiran, la soeur du roi, confia à Sogolon que le roi n'avait pas d'enfants ; les nouveaux compagnons de Soundjata étaient les fils des vassaux de Mema; le roi était allé en campagne contre les montagnards qui se trouvent de l'autre côté du fleuve ; il en était ainsi tous les ans car dès qu'on laissait la paix à ces tribus, elles descendaient des montagnes pour piller le pays.
Soundjata et Manding Bory retrouvèrent leur plaisir favori, la chasse : ils y allaient avec les jeunes vassaux de Mema.
A l'approche de l'hivernage on annonça le retour du roi ; la ville de Mema fit un accueil triomphal à son roi : Moussa Tounkara, richement vêtu, montait un superbe cheval, sa cavalerie redoutable formait une escorte imposante ; les fantassins marchaient en rangs, portant sur la tête les prises faites sur l'ennemi ; les tambours de guerre roulaient, tandis que les captifs, tête basse et les mains liées au dos, avançaient tristement sous les ricanements de la foule.
Quand le roi fut en son palais, sa soeur Massiran présenta Sogolon et ses enfants et lui remit la lettre du roi de Wagadou ; Moussa Tounkara fut très affable ; il dit à Sogolon :
— Soumala mon cousin, vous recommande, cela suffit, vous êtes chez vous. Vous resterez ici aussi longtemps que vous le voudrez.
C'est à la cour de Mema que Soundjata et Manding Bory firent leurs premières armes; Moussa Tounkara était un grand guerrier, aussi admirait-il la force. Quand Soundjata eut quinze ans le roi l'emmena avec lui en campagne. Soundjata étonna toute l'armée par sa force et sa fougue à la charge ; au cours d'une escarmouche contre les montagnards, il se rua avec tant d'impétuosité sur l'ennemi que le roi prit peur pour lui, mais Mansa Tounkara admirait trop la bravoure pour arrêter le fils de Sogolon. Il le suivait de près pour le protéger et il voyait avec ravissement l'adolescent semer la panique parmi l'ennemi ; il avait une présence d'esprit remarquable, frappait à droite, à gauche, et s'ouvrait une route glorieuse. Quand l'ennemi se fut enfui, les vieux sofas 4 dirent : « En voilà un qui fera un bon roi. » Moussa Tounkara prit le fils de Sogolon dans ses bras et dit
— « C'est le destin qui t'envoie à Mema, je ferai de toi un grand guerrier. »
Depuis ce jour Soundjata ne quitta plus le roi ; il éclipsa tous les jeunes princes ; il était aimé de toute l'armée ; on ne parlait que de lui dans le camp. On fut encore bien plus surpris par la clarté de son esprit ; au camp, il avait réponse à tout ; les situations les plus embarrassantes trouvaient une solution devant l'adolescent.
Bientôt ce fut dans Mema que l'on commença à parler du fils de Sogolon : n'était-ce pas la Providence qui envoyait cet enfant en ce moment où Mema n'avait pas d'héritier? On affirmait déjà que Soundjata étendrait son empire depuis Mema jusqu'au Manding; il était de toutes les campagnes ; les incursions de l'ennemi devinrent de plus en plus rares et la réputation du fils de Sogolon s'étendit au-delà du fleuve.
Au bout de trois ans, le roi nomma Soundjata Kan-Koro-Sigui, c'est-à-dire vice-roi ; en l'absence du roi c'était lui qui commandait. Djata avait maintenant dix-huit hivernages. C'était alors un grand jeune homme au gros cou, à la poitrine puissante ; personne ne pouvait tendre son arc. Tout le monde s'inclinait devant lui, on l'aimait ; ceux qui ne l'aimaient pas le craignaient ; sa voix devint autoritaire.
Le choix du roi fut approuvé par l'armée et le peuple ; le peuple aime tout ce qui lui en impose. Les devins de Mema révélèrent la destinée extraordinaire de Djata. On dit qu'il était le successeur de Djoulou Kara Naïni et qu'il serait encore plus grand ; déjà les soldats faisaient mille rêves de conquête. Que ne peut-on avec un chef aussi brave ! Soundjata inspirait confiance aux sofas en leur donnant l'exemple, car le sofa aime voir le chef payer de sa personne.
Djata était maintenant un homme : le temps avait marché depuis le départ de Niani, le destin devait s'accomplir maintenant. Sogolon savait que l'heure était venue ; elle avait fait sa tâche ; elle avait nourri le fils que le monde attendait elle savait que sa mission était accomplie maintenant, et, que celle de Djata allait commencer. Un jour elle dit à son fils:
— Ne te fais pas d'illusions, ton destin n'est pas ici, ton destin est au Manding ; le moment est arrivé ; moi j'ai fini ma tâche, c'est la tienne qui va commencer, mon fils, mais il faut savoir attendre, chaque chose en son temps.


Notes
1. Le Wori est un jeu très en vogue en Haute-Guinée et au Soudan Occidental ; c'est une sorte de jeu de dames où les pions sont de petits cailloux disposés dans des trous creusés dans un tronc d'arbre.
2. Wagadou, c'est le nom en Malinké du pays de l'Ancien Ghana où régnaient les princes Cissé-Tounkara.
3. Dio. C'est l'interdit formulé par un ancêtre et que les descendants doivent respecter. Ici il s'agit de la légende bien connue du serpent de Ghana. Cette ville aurait eu pour Génie protecteur un serpent géant auquel on portait chaque année une jeune fille en sacrifice. Le choix étant tombé sur la belle Sia, son fiancé, Mamadou Lamine (d'autres traditions l'appellent Ahmadou le Taciturne), trancha la tête au serpent et sauva sa bien-aimée. Depuis, les calamités n'ont cessé d'éprouver la ville dont les habitants s'enfuirent par suite de la sécheresse qui s'abattit sur tout le pays.
Il est toutefois difficile de préciser la date de la disparition de la ville de Ghana (Wagadou). Selon Delafosse la ville fut anéantie par Soundjata lui-même en 1240. Mais Ibn Khaldoun fait encore mention d'un interprète de Ghana à la fin du XIVe siècle.
4. Sofas: soldats, guerriers.


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